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Quelque chose de nouveau se prépare
dans le travail d'Andrélis-Rye à partir de certaines encres
de Chine datées de 2004, dont l'origine, ou le pressentiment,
remontent cependant à des essais de 2001. Ces encres donnent
l'impression d'être des agrandissements qui détaillent
et font ressortir des fragments, des moments, des pistes particularisées
de ce qui, précédemment, dans les dessins plus directement
inspirés par des paysages réels, s'agençait comme
un récit, comme des récits. Ce sont à présent
des tracés d'un autre souffle, des lignes qui, poussant vers
une abstraction qui cherche ses codes, s'entrelacent de deux manières
différentes. Deux dessins, signés et datés AR 1er
XI 04-1 et AR 12 IV 04, tracent des fractures, des fissures, des sillons
qui travaillent la surface en la brisant ou, plutôt, en la marquant
d'une expérimentation qui élabore des signes indicatifs,
plus encore qu'expressifs, c'est-à-dire qui essaient de signifier
l'espace. L'entremêlement qui se construit dans AR 12 IV 04 comme
une constriction labyrinthique de perte et de suffocation, se décante
plus tard en laissant apparaître un souffle plus large et libérateur
dans AR 1er XI 04-1.
Cette aération du second motif semble donner plus de place à
une tranquillité acquise de l'espace, opposée à
un signe précédent plus polémique et, en tant que
tel, plus turbulent et complexe. C'est comme si l'esprit du dessin cherchait,
dans ces reconnaissances plurielles de la surface et par les différents
tracés, un marqueur de démultiplication - quelque chose
qui se concentrerait autour d'un dénominateur commun - pouvant
contenir en soi déjà le plus grand nombre de signes prévisibles
d'interprétation ou de lecture et en inventer ou en repérer
continuellement de nouveaux. Mais la différence entre ces deux
dessins " primordiaux ", révèle surtout un affinement
du signe graphique, du marquage, qui, au lieu de ne parler qu'à
lui-même, change la tourmente polémique en un discours
apaisé où il laisse une place à la respiration
et au prolongement.
Pourtant le tracé de ce marquage se resserre et se concentre,
se fait plus sec et défini, comme aspirant à une codification,
aussi temporaire qu'elle puisse être, de signe presque cunéiforme,
et donc, en quelque sorte, linguistique. C'est très étrange
et c'est très beau dans la planche appelée Chasse (AR
8 V 06) : les deux formalisations dont il était question plus
haut se trouvent ici redéployées, mais comme deux temps-espaces
différenciés. D'un côté, à droite,
la fluidité relativement espacée du récit du dessin,
ses multiples variations, ses capacités d'inventivité,
d'affabulation, de gazouillement et de babil, dans une confusion qui
devient tranquillement - c'est-à-dire au bout d'un certain temps
d'accoutumance du regard - l'ordre possible d'une certaine gaieté
- sans doute ici celle d'une " chasse ". De l'autre, à
gauche, une sorte d'ancien cartouche qui signerait, qui expliquerait,
par la rigoureuse certitude de ses signes répétés,
l'ordre de la composition, ses variantes, en quelque sorte les possibilités
de lecture du dessin qui lui fait face. Andrélis-Rye reprend
ici à son compte une antique formalisation artistique : on peut
penser à la frise ornant un ancien bas-relief, à son report
sur un dessin dans des études d'école, aux légendes
hiéroglyphiques accompagnant les poses et les ornements représentés
sur les parois des tombeaux d'Égypte, ou les inscriptions collatérales
des monuments persans.
Il y a là la définition d'un graphisme qui se constitue
pour soi, pour son propre dessin et sa propre peinture, en tant que
matériau déjà mythologique qui met en récit
la constitution d'un alphabet linguistique et scriptural. On n'est pas
loin de la fable d'Hermès créant son alphabet de feuilles
qui deviennent des lettres. Et il y a encore, à la fois de façon
déclarée et pourtant subreptice, le refaçonnage
d'un modèle de l'ancien parcouru par une donnée de la
contemporanéité. On songe aux grands et petits diptyques
ou triptyques siennois qui aboutiront à Fra Angelico, où
la structure principale du récit pictural est reprise par la
série de petits tableaux alignés en frise inférieure,
dans laquelle sont redéployées des situations ou des personnages
de convergence qui ne parvenaient pas à trouver leur place dans
l'espace principal.
Il s'en dégage un mouvement qui est, lui aussi, double : d'une
part l'agilité et presque le frétillement du signe comme
s'il était pris dans un tourbillon de circulation dans le dessin
de droite, puis son ordonnancement dans celui de gauche. Ici, le mouvement,
refusant la circularité, n'en assure pas moins un parcours de
fluidité rectiligne, comme un ruisseau, comme une rivière
qui charrie dans la pellicule de sa constitution sa force et sa substance
de défilement. Ce mouvement est double en ce que son affirmation
est dessinée par un fond minusculement pointillé et vibratile
qui lui confère un corps de matière différente
: le mouvement pousse alors vers un devenir matière de modelage
qu'il capte peut-être de la technique du sumi-e.
La stylisation décrite ici, est systématiquement reprise
dans une série de trois travaux signés et datés
respectivement AR 8 VII 06, AR 28 X 06, AR 2 XI 06. Il y est redit la
composition différenciée entre un liseré dense
et touffu de signes - comme une banque de données - à
partir duquel, au-dessus, se développe une composition plus rêveuse,
d'éléments dégagés dans un espace dont la
surface est plus affirmée et agrandie et confère aux éléments
qui y évoluent une apparence de flottement et de liberté.
C'est à cet endroit qu'Andrélis-Rye parle de graphisme
de Lascaux, de chasse, de peaux peintes d'art rupestre : la double composition
prend un sens qui peut encore mettre en état d'alerte le sentiment,
plus encore que le sens, de ce qui est perçu. C'est comme si
dans la partie de la frise s'alignaient les ensembles des motifs, entassés
comme dans une entrée, en vrac et pourtant ordonnés, prêts
à se placer dans une disponibilité spatiale qui ne peut
avoir lieu alors que dans l'encadrement supérieur. Il est d'ailleurs
étrange et curieux que ces objets-corps dans le dessin AR 8 VII
06 soient saisis, dans le socle de la base, dans une immobilité
d'attente et que, se dégageant petit à petit, ils finissent
par être progressivement pris dans d'importantes turbulences gravitationnelles.
Ces turbulences leur confèrent des poids spécifiques différents
par une multiplication des sens possibles qui dévoile une très
grande gaieté, à la fois de la composition et de ses assemblages.
Dans cette série, les variations les plus remarquables tiennent
à la trame de la structure : AR 28 X 06 est construit en partant
d'une grande composition centrale qui parvient à brouiller magnifiquement
le sentiment ou la sensation du mouvement par une convergence vers le
centre du haut et du bas - c'est-à-dire des points visuels forts
- qui annule en quelque sorte l'expression de toute direction en décidant
la posture de flottement-fluctuation. La vibration qui en résulte
est proprement admirable. Un minuscule pointillé de fond traité
au pinceau et à l'encre de Chine, présent dans chaque
tableau, sert à magnifier ces turbulences de l'organisation spatiale
et des mouvements qui s'y décident. De même que, dans tous
ces tableaux, la couleur, de l'huile qui côtoie l'encre ou qui
s'y superpose, distribuée selon des variations tonales qu'il
faudrait étudier de plus près, indique souvent, de façon
indépendante, des stases, des points fermes, des jeux infinis
de marelles. En reprenant le fil du discours, AR 28 X 06 est construit
à partir d'une grande composition centrale recadrée par
des motifs nouveaux qui la travaillent non pas, cette fois, par le bas,
mais latéralement. Sur la gauche, la composition rectiligne habituelle,
rassemblant, exclusivement en noir de Chine, quelques éléments
qui seront successivement déployés dans le cadrage central.
Sur la droite, deux compositions superposées répètent
à peu près les mêmes dimensions que la précédente,
mais contiennent des dessins et des signes graphiques différents
: ils reprennent, comme des " ex-plications ", des motifs
de couleurs aux nuances différentes de ceux du cadre central.
Délicatesse alors de la pâleur de ces jaunes citron ou
de ces roses rose qui accompagnent signes et mouvements non pas pour
les souligner mais, justement, pour les alléger d'une éventuelle
densification de la masse.
Le troisième pan de cette série - AR 2 XI 06 -, revient
à la forme plus coutumière de la frise placée au-dessous
du tableau. Le ruban-cartouche où les éléments
s'entassaient en vrac se fait moins compact, comme si un vent léger
en avait disséminé les éléments, il prévoit
un espace encore plus dégagé, où les signes d'un
éventuel alphabet se sont déjà transformés
en dessins que l'on retrouve, différemment développés,
dans la partie dominante. Il s'y marque, spatialement, une accalmie
et le déferlement d'un bonheur des purs dessins, une sorte de
joie de la prolifération à l'intérieur d'un discours
qui multiplie les croisements et les conversations entre encre de Chine
et huiles colorées dans un équilibre formidable de la
forme et de son expression et où le mouvement n'est plus imprimé
par une force ascendante ou descendante. C'est la pure variation du
dessin qui décide désormais l'impression d'un mouvement,
dans sa propre multiplication et confirmation à exister.
Les autres dessins reprennent pour l'essentiel ces motifs variés
: l'espace est redéployé, le dessin peut s'y inscrire
dans la tranquillité des choix sans avoir à conquérir
son souffle, sa respiration. Il s'y développe maintenant unique,
soit sous sa forme centrale, soit sous sa forme liminaire ; il peut
être seulement encre de Chine ou alors se conjuguer, le plus souvent
à la couleur, ou il peut ne garder de cette dernière que
quelques très vagues traces - AR 6 1er 07-2. Le plus tranquille
et savant, le plus épuré sans doute de ces dessins est
le AR 5 1er 2007, en encre de Chine, où la couleur n'est plus
proposée que par quelques petites masses de dessins noirs. La
trame de fond, comme un tapis de voile, palpite ici plus légèrement
qu'ailleurs, elle fait jouer la parade de ces dessins-joujoux dans un
univers aérien, empire de nuages, cosmicité flottante.
Jean-Paul Manganaro
29 Janvier 2008
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