ANDRÉLIS-RYE
 
     
   

 

TEXTES

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JEAN-PAUL MANGANARO

 

 

Andrélis-Rye : l'espace déployé

 
     

 

Quelque chose de nouveau se prépare dans le travail d'Andrélis-Rye à partir de certaines encres de Chine datées de 2004, dont l'origine, ou le pressentiment, remontent cependant à des essais de 2001. Ces encres donnent l'impression d'être des agrandissements qui détaillent et font ressortir des fragments, des moments, des pistes particularisées de ce qui, précédemment, dans les dessins plus directement inspirés par des paysages réels, s'agençait comme un récit, comme des récits. Ce sont à présent des tracés d'un autre souffle, des lignes qui, poussant vers une abstraction qui cherche ses codes, s'entrelacent de deux manières différentes. Deux dessins, signés et datés AR 1er XI 04-1 et AR 12 IV 04, tracent des fractures, des fissures, des sillons qui travaillent la surface en la brisant ou, plutôt, en la marquant d'une expérimentation qui élabore des signes indicatifs, plus encore qu'expressifs, c'est-à-dire qui essaient de signifier l'espace. L'entremêlement qui se construit dans AR 12 IV 04 comme une constriction labyrinthique de perte et de suffocation, se décante plus tard en laissant apparaître un souffle plus large et libérateur dans AR 1er XI 04-1.
Cette aération du second motif semble donner plus de place à une tranquillité acquise de l'espace, opposée à un signe précédent plus polémique et, en tant que tel, plus turbulent et complexe. C'est comme si l'esprit du dessin cherchait, dans ces reconnaissances plurielles de la surface et par les différents tracés, un marqueur de démultiplication - quelque chose qui se concentrerait autour d'un dénominateur commun - pouvant contenir en soi déjà le plus grand nombre de signes prévisibles d'interprétation ou de lecture et en inventer ou en repérer continuellement de nouveaux. Mais la différence entre ces deux dessins " primordiaux ", révèle surtout un affinement du signe graphique, du marquage, qui, au lieu de ne parler qu'à lui-même, change la tourmente polémique en un discours apaisé où il laisse une place à la respiration et au prolongement.
Pourtant le tracé de ce marquage se resserre et se concentre, se fait plus sec et défini, comme aspirant à une codification, aussi temporaire qu'elle puisse être, de signe presque cunéiforme, et donc, en quelque sorte, linguistique. C'est très étrange et c'est très beau dans la planche appelée Chasse (AR 8 V 06) : les deux formalisations dont il était question plus haut se trouvent ici redéployées, mais comme deux temps-espaces différenciés. D'un côté, à droite, la fluidité relativement espacée du récit du dessin, ses multiples variations, ses capacités d'inventivité, d'affabulation, de gazouillement et de babil, dans une confusion qui devient tranquillement - c'est-à-dire au bout d'un certain temps d'accoutumance du regard - l'ordre possible d'une certaine gaieté - sans doute ici celle d'une " chasse ". De l'autre, à gauche, une sorte d'ancien cartouche qui signerait, qui expliquerait, par la rigoureuse certitude de ses signes répétés, l'ordre de la composition, ses variantes, en quelque sorte les possibilités de lecture du dessin qui lui fait face. Andrélis-Rye reprend ici à son compte une antique formalisation artistique : on peut penser à la frise ornant un ancien bas-relief, à son report sur un dessin dans des études d'école, aux légendes hiéroglyphiques accompagnant les poses et les ornements représentés sur les parois des tombeaux d'Égypte, ou les inscriptions collatérales des monuments persans.
Il y a là la définition d'un graphisme qui se constitue pour soi, pour son propre dessin et sa propre peinture, en tant que matériau déjà mythologique qui met en récit la constitution d'un alphabet linguistique et scriptural. On n'est pas loin de la fable d'Hermès créant son alphabet de feuilles qui deviennent des lettres. Et il y a encore, à la fois de façon déclarée et pourtant subreptice, le refaçonnage d'un modèle de l'ancien parcouru par une donnée de la contemporanéité. On songe aux grands et petits diptyques ou triptyques siennois qui aboutiront à Fra Angelico, où la structure principale du récit pictural est reprise par la série de petits tableaux alignés en frise inférieure, dans laquelle sont redéployées des situations ou des personnages de convergence qui ne parvenaient pas à trouver leur place dans l'espace principal.
Il s'en dégage un mouvement qui est, lui aussi, double : d'une part l'agilité et presque le frétillement du signe comme s'il était pris dans un tourbillon de circulation dans le dessin de droite, puis son ordonnancement dans celui de gauche. Ici, le mouvement, refusant la circularité, n'en assure pas moins un parcours de fluidité rectiligne, comme un ruisseau, comme une rivière qui charrie dans la pellicule de sa constitution sa force et sa substance de défilement. Ce mouvement est double en ce que son affirmation est dessinée par un fond minusculement pointillé et vibratile qui lui confère un corps de matière différente : le mouvement pousse alors vers un devenir matière de modelage qu'il capte peut-être de la technique du sumi-e.
La stylisation décrite ici, est systématiquement reprise dans une série de trois travaux signés et datés respectivement AR 8 VII 06, AR 28 X 06, AR 2 XI 06. Il y est redit la composition différenciée entre un liseré dense et touffu de signes - comme une banque de données - à partir duquel, au-dessus, se développe une composition plus rêveuse, d'éléments dégagés dans un espace dont la surface est plus affirmée et agrandie et confère aux éléments qui y évoluent une apparence de flottement et de liberté. C'est à cet endroit qu'Andrélis-Rye parle de graphisme de Lascaux, de chasse, de peaux peintes d'art rupestre : la double composition prend un sens qui peut encore mettre en état d'alerte le sentiment, plus encore que le sens, de ce qui est perçu. C'est comme si dans la partie de la frise s'alignaient les ensembles des motifs, entassés comme dans une entrée, en vrac et pourtant ordonnés, prêts à se placer dans une disponibilité spatiale qui ne peut avoir lieu alors que dans l'encadrement supérieur. Il est d'ailleurs étrange et curieux que ces objets-corps dans le dessin AR 8 VII 06 soient saisis, dans le socle de la base, dans une immobilité d'attente et que, se dégageant petit à petit, ils finissent par être progressivement pris dans d'importantes turbulences gravitationnelles. Ces turbulences leur confèrent des poids spécifiques différents par une multiplication des sens possibles qui dévoile une très grande gaieté, à la fois de la composition et de ses assemblages.
Dans cette série, les variations les plus remarquables tiennent à la trame de la structure : AR 28 X 06 est construit en partant d'une grande composition centrale qui parvient à brouiller magnifiquement le sentiment ou la sensation du mouvement par une convergence vers le centre du haut et du bas - c'est-à-dire des points visuels forts - qui annule en quelque sorte l'expression de toute direction en décidant la posture de flottement-fluctuation. La vibration qui en résulte est proprement admirable. Un minuscule pointillé de fond traité au pinceau et à l'encre de Chine, présent dans chaque tableau, sert à magnifier ces turbulences de l'organisation spatiale et des mouvements qui s'y décident. De même que, dans tous ces tableaux, la couleur, de l'huile qui côtoie l'encre ou qui s'y superpose, distribuée selon des variations tonales qu'il faudrait étudier de plus près, indique souvent, de façon indépendante, des stases, des points fermes, des jeux infinis de marelles. En reprenant le fil du discours, AR 28 X 06 est construit à partir d'une grande composition centrale recadrée par des motifs nouveaux qui la travaillent non pas, cette fois, par le bas, mais latéralement. Sur la gauche, la composition rectiligne habituelle, rassemblant, exclusivement en noir de Chine, quelques éléments qui seront successivement déployés dans le cadrage central. Sur la droite, deux compositions superposées répètent à peu près les mêmes dimensions que la précédente, mais contiennent des dessins et des signes graphiques différents : ils reprennent, comme des " ex-plications ", des motifs de couleurs aux nuances différentes de ceux du cadre central. Délicatesse alors de la pâleur de ces jaunes citron ou de ces roses rose qui accompagnent signes et mouvements non pas pour les souligner mais, justement, pour les alléger d'une éventuelle densification de la masse.
Le troisième pan de cette série - AR 2 XI 06 -, revient à la forme plus coutumière de la frise placée au-dessous du tableau. Le ruban-cartouche où les éléments s'entassaient en vrac se fait moins compact, comme si un vent léger en avait disséminé les éléments, il prévoit un espace encore plus dégagé, où les signes d'un éventuel alphabet se sont déjà transformés en dessins que l'on retrouve, différemment développés, dans la partie dominante. Il s'y marque, spatialement, une accalmie et le déferlement d'un bonheur des purs dessins, une sorte de joie de la prolifération à l'intérieur d'un discours qui multiplie les croisements et les conversations entre encre de Chine et huiles colorées dans un équilibre formidable de la forme et de son expression et où le mouvement n'est plus imprimé par une force ascendante ou descendante. C'est la pure variation du dessin qui décide désormais l'impression d'un mouvement, dans sa propre multiplication et confirmation à exister.
Les autres dessins reprennent pour l'essentiel ces motifs variés : l'espace est redéployé, le dessin peut s'y inscrire dans la tranquillité des choix sans avoir à conquérir son souffle, sa respiration. Il s'y développe maintenant unique, soit sous sa forme centrale, soit sous sa forme liminaire ; il peut être seulement encre de Chine ou alors se conjuguer, le plus souvent à la couleur, ou il peut ne garder de cette dernière que quelques très vagues traces - AR 6 1er 07-2. Le plus tranquille et savant, le plus épuré sans doute de ces dessins est le AR 5 1er 2007, en encre de Chine, où la couleur n'est plus proposée que par quelques petites masses de dessins noirs. La trame de fond, comme un tapis de voile, palpite ici plus légèrement qu'ailleurs, elle fait jouer la parade de ces dessins-joujoux dans un univers aérien, empire de nuages, cosmicité flottante.

Jean-Paul Manganaro
29 Janvier 2008

 

 

 

 

   

Texte écrit à propos des œuvres d'Andrélis-Rye pour la période 2004-2007, traitant des séries Signes, Survols, Études de formes, Mondes flottants et Chasses
 

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   


 

 

 

 

 

 

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